La Turquie, l’Union européenne et les refugiés

Interview de Yücel Top syndicaliste turc, coordonnateur de la Confédération Européenne des Syndicats – CES – en Turquie

 

 

 

1/ Quel est le paysage syndical en Turquie?

En Turquie on a plusieurs syndicats, mais on n’a pas de pluralisme syndical car il est accepté  qu’un seul syndicat et une seule  convention collective dans une entreprise.  Pour cette raison, malheureusement, et pour garder sa présence dans l’entreprise le syndicat présent ne permet pas l’existence des autres. Dans ce climat tendu on a trois confédérations ouvrières  qui sont, affiliées à la CES et quatre confédérations des fonctionnaires  d’Etat dont  une seule est affiliée à la CES. Parmi ces sept confédérations deux sont très liées à l’AKP  qui entretient d’assez bonnes relations avec ce parti, une proche au mouvement nationaliste, une est considérée comme pro-Kurde et les deux autres qui sont plus petites ont des tendances allant de la gauche radicale à la sociale démocratie. Ceci dit AKP contrôle la majorité écrasante  des organisations syndicales. Comme, d’ailleurs  les autres organisations civiles, Constitutionnelles et religieuses et même des clubs sportifs,  des chaines télévisions, des journaux …On peut dire que les organisations syndicales sont très divisées et très politisées.

 

2/ Quelles sont les principales organisations de la société civile organisée (en dehors du mouvement syndical)?

Ici il faut faire une distinction entre les organisations dont les créations sont obligatoires d’après la Constitution comme les Chambres professionnelles (ingénieurs, avocats, médecins …) et les autres. Les premières ne sont pas volontaires mais obligatoires avec une ingérence de la part du pouvoir politique. Les autres organisations sont assez faibles et toujours surveillées, sauf celles créées ou proches d’AKP. Le TMMOB, l’organisation unique des Chambre des ingénieurs et des architectes, est une organisation toujours en conflit avec AKP comme l’Union des chambres des Médecins, l’Union des Chambres de Pharmacies. Il faut se souvenir de l’existence d’un nombre assez important de la communauté Alevi : Une branche laïc et mystique de l’islam mais qui est considérée comme l’ennemi juré de l’islam orthodoxe. Cette communauté, depuis des siècles, est la cible des autorités qui veulent l’assimiler ou simplement la faire disparaître. Cette communauté qui compte entre 12 et 15 millions de membres est une épingle dans les pieds des politiques qui veulent instaurer la Sharia de l’Islam Sunnite et Shiite. Elle influence plusieurs associations et fédérations. On peut les considérées faisant parti de la société civile.

 

 

3/ Quelle est la situation politique et démocratique en Turquie?

 

En juin 2015 aux élections générales AKP a perdu la majorité mais M.Erdogan et son parti AKP  ont empêché la constitution  d’un gouvernement de coalition jouant sur la politique de la polarisation anti kurde et une politique nationaliste.  Une élection anticipée a été provoquée. Entre juin et novembre où les élections anticipées ont eu lieu, nous avons vécu plusieurs attentats qui ont fait des centaines de victimes et depuis nous faisons face à un climat d’insécurité,  de peur et  de  chaos. M.Erdogan (surnommé le Reis) a gagné  son pari mais des centaines d’êtres humains  ont perdu leurs vies. Nous sommes très proches d’un régime dictatorial où les pouvoirs judiciaires, législatifs et exécutifs  sont dans les mains d’une seule personne.

Pour les gens qui sont au pouvoir, ils considèrent que toutes les accusations et les soupçons ont été apurés par le peuple parce qu’ils ont gagné les élections. Les inspecteurs, les procureurs et les juges sont choisis par le Reis.

Vous voulez parler de la démocratie ? M.Erdogan veut un régime présidentiel à la turque et une démocratie à la turque sans ressemblance avec  la démocratie occidentale. L’organisation des élections a lieu que s’ils sont sur de les gagner…  Oui, nous avons un régime à la turque.

 

 

4/ Quel est le rapport de force entre les organisations politiques et syndicales?

Pour  une population de quatre-vingt millions de personnes nous avons  qu’un million cent mille travailleurs syndiqués et autant de  fonctionnaires d’État, ce qui est très peu par rapport aux pays de l’UE. D’autre part les travailleurs  couverts par une convention collective ne représentent que 5%. Ce n’est pas suffisant pour un dialogue social normal. Je vous rappelle qu’en Turquie on ne peut signer une convention collective qu’au niveau d’entreprise.  En réalité au niveau sectoriel et national il n’y a pas de  dialogue social.

Les organisations syndicales sont très politisées et ont une liaison assez marquée par la politique. Dans le secteur publique, c’est à dire pour les fonctionnaires d’État, il n’y a que des négociations mais pas de conventions collectives parce que leurs salaires  sont déterminés par le budget qui est une loi.

 

 

5/ Comment analyses-tu la vague d’attentats en Turquie? Spécifique à la situation turque? Lié plus généralement au terrorisme?

Il y a plusieurs approches :

Certains prétendent une manipulation de la part des politiques. Effectivement si on considère que les jeux joués ont servi à certaines manœuvres politiques on peut penser  qu’ils n’ont pas tort. Certains ont les mains sales…Quelles sont les conséquences de tous ces attentats ? : Perte de la crédibilité de parti HDP (Parti de la Démocratie du Peuple, considéré pro kurde) et son président qui était un vrai cauchemar pour M.Erdogan et son parti AKP et même pour le PKK  (l’Organisation kurde menant une lutte armée) parce qu’il allait remplacer la violence par la politique et prendre le rôle du PKK auprès des Kurdes, avec une récupération d’environ 10% des votes d’AKP perdu lors des élections. Sincèrement, je pense que tous ces attentats ont à voir avec la politique interne de la Turquie.

 

6/ Quelle est la situation des réfugiés en Turquie?

Les chiffres des réfugiés syriens  varient mais un chiffre de trois millions est réaliste. Dans ces trois millions près de trois cents milles vivent dans les camps plus au moins convenables. Et les autres ? Beaucoup  mendient, certains travaillent et sont exploités pour une somme modique ; d’autres qui avaient des moyens vivent convenablement et d’autres qui sont des débrouillards font des commerces.

A mon avis, ces réfugiés sont des citoyens et des électeurs futurs de la Turquie. Dans quelques années l’Europe va  devoir les recevoir avec un passeport Turc.

Ceux qui ont voulu détruire la Syrie, le seul pays arabe pluraliste avec un visage occidental peuvent être satisfaits. Le rôle de certains politiciens turcs dans tout ça n’est pas négligeable ; rêvant d’une Turquie Sunnite et leader d’une coalition des pays Sunnites du proche Orient ils ont aidé à la destruction d’un pays voisin avec des millions de réfugiés et des centaines de milliers de morts. Peut-être Bachar El Asad n’est pas innocent et n’est pas un démocrate mais pas plus que les Rois et les Chaykhs des pays de cette région du monde.

 

 

7/ Quel est ton point de vue sur l’accord Turquie/UE à propos de la situation des réfugiés?

La Turquie à subit d’une vague de trois millions de réfugiés et elle a essayé de se débrouiller toute seule.  Ces efforts ont couté très cher. Ceci est une réalité mais il ne fallait pas que ces pauvres gens deviennent une monnaie d’échange entre les politiciens européens et turcs. La solution soit disant trouvée est inacceptable. Les réfugiés syriens retourneront-ils  en Syrie ? Difficile à dire aujourd’hui.  Il fallait donc trouver une solution pour un long terme au lieu de créer des « camps de regroupements »  en échange de six milliards d’Euros. De toute façon dans quelques années ils viendront en Europe et ces six milliards d’euros resteront un cadeau à la Turquie.

 

8/ Quelles perspectives d’adhésion à l’UE pour la Turquie?

Quelle perspective ? Juste avant le démantèlement de l’Union Soviétique j’avais vu  un reportage dans une usine de camion et de bus en Union Soviétique où les travailleurs avaient produit volontairement des véhicules avec des défauts. Ils expliquaient leurs actes aux journalistes du journal « Le Monde », je crois, comme ceci : la direction faisait semblant de nous payer et nous, nous faisions semblant  de travailler !

Et bien pour la perspective d’adhésion c’est pareil !!

 

 

Propos recueillis par Jean-Pierre Bobichon, Administrateur  de l’Ipse